Alain Frachon | Le Monde

L’élégant Stefan Zweig, moustache bien taillée, cravate en soie, manteau à chevrons et col de fourrure, regarde ces jours-ci les Parisiens flemmarder. Il occupe une vitrine entière de L’Ecume des pages, l’une des dernières grandes librairies du boulevard Saint-Germain. L’automne est doux. A l’intérieur, passée la caisse, une table entière est consacrée à ses livres.

Au début de l’été, Le Point publiait un – très bon – hors-série à celui que son dernier biographe, l’Américain George Prochnik, qualifiait ” d’écrivain prolifique, de dandy, de juif errant, et de pilier de café dépressif “. Au Théâtre de poche Montparnasse, toujours à Paris, le comédien Alexis Moncorgé a adapté et joue Amok, l’une des plus célèbres nouvelles de Zweig. Depuis la mi-août, le film de l’Allemande Maria Schrader, Stefan Zweig, adieu l’Europe, est à l’affiche dans toute la France. Grosse crise de Zweigmania ?

Passion pour l’Europe

Zweig est né à Vienne en 1881, dans une famille de la bourgeoisie juive, entouré de livres, de partitions de musique, de tableaux et de dictionnaires. Polyglotte, l’Europe est son milieu naturel et sa passion. Son drame aussi. Il l’a vue s’effondrer deux fois, dans la guerre et le totalitarisme. Privé de sa nationalité par les nazis, il fuit l’Autriche en 1938. Après Londres, après New York, après Rio de Janeiro, Zweig s’installe dans la petite ville brésilienne de Petropolis.

A l’ombre d’un jardin tropical, il écrit le récit du double effondrement européen : celui de la première guerre mondiale, qui met fin à sa Vienne austro-hongroise ; celui de la montée puis du triomphe du nazisme. Le Monde d’hier. Souvenirs d’un Européen (Belfond, et, en poche, essais Folio) est aujourd’hui plus lu que jamais. Pourquoi maintenant ? Pourquoi lui ? Pourquoi ce livre-là ?

Parce qu’il souffle, parfois, un vent mauvais en ce début de XXIe siècle ? Zweig n’a pas la tête politique. Il s’interroge sur la fragilité des choses – ou, plutôt, sur l’inconscience de la fragilité des choses, qui caractérise les temps heureux. Il raconte la Vienne bourgeoise et insouciante de son enfance et avertit : ” Maintenant que l’orage l’a depuis longtemps fracassé, nous savons de science certaine que ce monde de sécurité n’était qu’un château de nuées. Pourtant, mes parents l’ont habité comme une maison de pierres. ”

Les comparaisons historiques ont leurs limites, chaque époque a sa singularité. Mais, vendredi 16 septembre, à Bratislava, la capitale slovaque, le président de la Commission de Bruxelles était d’humeur zweiguienne : l’Union européenne traverse ” une crise existentielle “, disait Jean-Claude Juncker. Les Vingt-Sept étaient réunis pour tirer les leçons du retrait du Royaume-Uni de l’UE, manifestation radicale d’un euroscepticisme galopant. A Budapest, à Varsovie, à Bratislava, des majorités ultraconservatrices malmènent les libertés publiques et invoquent les ” valeurs nationales ” pour légitimer autant d’accrocs à celles de l’Union.

En France, le Front national de Marine Le Pen, assuré d’être au -second tour de l’élection présidentielle, appelle à sortir de l’UE et de l’euro – et, incidemment, à revenir à la peine de mort. En Italie, le Mouvement 5 étoiles de Beppe Grillo, activement anti-européen, menace le gouvernement de centre gauche de Matteo Renzi. Aux Pays-Bas, l’ultradroite de Geert Wilders stigmatise le projet européen. Europhobe elle aussi, l’extrême droite allemande montre son nez.

Le centre de gravité politique de l’Europe se déplace, écrit Josef Joffe, le directeur de l’hebdomadaire Die Zeit. L’ultradroite s’installe dans le paysage. ” Les deux religions civiles qui tenaient -l’Europe, celles qui en étaient les piliers fondateurs depuis des dizaines d’années, la démocratie-chrétienne et la social-démocratie, ne cessent de décliner “, observe Joffe. Dressant le portrait du continent au milieu des années 1920, Stefan Zweig décrivait la montée de la ” peste nationaliste ” et l’ébranlement des ” partis libéraux ” : ” Sous la surface apparemment paisible, notre Europe était pleine de courants souterrains, menaçants. ”

De nos jours, à Paris, de grands intellectuels tapent sur ” Bruxelles ” avec une étonnante désinvolture. L’Europe de ces dernières années est sans doute médiocre. Elle peine à faire face aux pathologies de l’heure. Elle est souvent inintelligible, élitiste, bureaucratique, pas assez démocratique, trop ou pas assez libérale, tout ce qu’on voudra. Mais elle reste à ce jour un modèle insurpassé de relations entre Etats démocratiques.

Justement, les antieuropéens de la droite européenne ont un héros commun : l’autocrate Vladimir Poutine. Le président russe le leur rend bien. Il les finance parfois, sa télévision les encense. En son temps, Zweig a vu monter la fascination pour ” l’homme fort “, la séduction exercée par le culte du chef, opposé à la médiocrité parlementaire. Au début du mois, le New York Times réunissait un colloque sur la démocratie. Conclusion des débats : ce régime est moins que jamais irréversible, il recule partout. Le modèle démocratique libéral, enfant chéri de la fin du XXe siècle, est sur la défensive, mis à mal par le tumulte de la mondialisation.

Aux Etats-Unis, un bonimenteur démagogue pourrait bien l’emporter à l’élection présidentielle du 8 novembre. Donald Trump prône le retour à la torture pour lutter contre le terrorisme islamiste, chante les mérites du ” grand leader ” Poutine et partage avec lui une détestation irrationnelle de l’Union européenne.

Zweig se suicide le 22 février 1942. Au bout du ” monde d’hier “, il observe, mélancolique : ” Cela reste une loi immense de l’histoire qu’elle interdit préci-sément aux contemporains de -discerner dès le début les grands mouvements qui déterminent leur époque. “