Episode 1
OÙ L’ON DÉCOUVRE LE PÉCHÉ ORIGINEL DE BEPPE GRILLO, À LA BASE DE SON EXTRAORDINAIRE ASCENSION POLITIQUE
Dans la tradition italienne, le pont de l’Immaculée Conception inaugure la saison des sports d’hiver. Ce 7 décembre 1981, la neige couvre le sommet des montagnes autour de la station de ski de Limone Piemonte. Un 4×4 Chevrolet Blazer blanc et bleu, avec un groupe d’amis à bord, enchaîne les lacets d’une route militaire habituellement fermée au trafic pour se diriger vers Baita 2000, un hameau isolé d’où l’on jouit d’un merveilleux point de vue sur le col de Tende.
Soudain, une longue plaque verglacée apparaît sous les yeux du conducteur. Il a oublié d’enclencher la transmission intégrale et perd le contrôle du véhicule. Le puissant pick-up américain dérape, heurte un rocher, se retourne et reste quelques instants suspendu au bord de la route avant de chuter dans le ravin. Quand les secouristes parviennent sur place, trois passagers sont morts, écrasés sous les tôles froissées de l’automobile : Renzo Gilberti, 45 ans, ex-footballeur de l’équipe de Gênes, son épouse Rossana, 33 ans, et leur fils Francesco, 9 ans. Un ami du couple est grièvement blessé. Le conducteur lui, est sain et sauf. Il a sauté du véhicule avant sa chute dans le vide. Qu’il ait réussi à s’extraire indemne de la Chevrolet relève du miracle. Mais c’est aussi une faute, une tache qui l’accompagnera toute sa vie.
L’accident va faire la Une des journaux transalpins. Car le survivant, propriétaire de la Chevrolet V8, n’est autre que Beppe Grillo, une vedette montante du spectacle et de la télévision : l’acteur comique a 33 ans et tient le haut de l’affiche, aux côtés de Maria Schneider, avec son premier film, Cercasi Gesù (L’Imposteur, en version fran- çaise), de Luigi Comencini, qui sera primé et apprécié par la critique lors de sa sortie.
Du talent, le jeune Grillo en a à revendre. Il crève l’écran. Le public raffole de ses tirades satiriques mordantes. Mais l’accident de Limone Piemonte assombrit son avenir. Ses fans se prennent à douter de lui. Certes, on ne demande pas à un comique de vivre comme un séminariste. Les mauvaises langues s’interrogent tout de même sur ce comédien extravagant qui, déjà, dénonce les pollueurs de la planète, le consumérisme, le gaspillage… et se balade au volant d’une automobile américaine aussi vorace en carburant qu’un Airbus. Et dont l’inconscience, surtout, a provoqué la mort de se ses meilleurs amis.
Grillo est inculpé pour homicides involontaires multiples. L’expertise ordonnée par le juge d’instruction et la reconstitution de l’accident mettent en évidence son im- prudence et sa légèreté – il aurait dû faire descendre les passagers avant de s’engager sur le verglas. Il est acquitté lors d’un premier procès pour insuffisance de preuves. Mais, en appel, Grillo est condamné à quatorze mois de prison avec sursis. La Cour de Cassation confirme le verdict en 1988. « Je ne me sens pas coupable, confie-t-il, mais les terrifiantes images de l’accident ne me quitteront jamais. »
Cristina Gilberti, la sœur du petit Francesco, était bébé à l’époque de l’accident – elle n’était pas du voyage. Aujourd’hui, elle s’interroge encore sur ce qui s’est vraiment passé. « Je voudrais le rencontrer, je ne cherche rien d’autre que la vérité. Chaque fois que les journaux revien- nent sur ce drame, nous aussi nous sommes là, moi et les miens, dans l’ombre. Il devrait comprendre quel effet cela nous fait », a-t-elle déclaré dans Vanity Fair en 2013.
Après cette horrible journée, Grillo se plonge dans le travail. Multiplie les apparitions publiques, écrit des textes et des scénarios. Oui, il reste un comique, avec son langage coloré et ses mimiques extraordinaires, mais ses textes, ses têtes de Turc, sont devenus ceux d’un procureur des mœurs, d’un défenseur des faibles, d’un militant engagé dans les batailles sociétales. En privé, il ne se re- fuse ni luxe ni plaisirs, mais, en public, il semble hanté pour toujours par la volonté d’expier.
Un peu Don Quichotte, un peu Savonarole, Grillo s’en prend sans relâche aux tricheries et aux mensonges des puissants de toute nature, à la corruption des politiques, aux escroqueries des multinationales et des banques, à la publicité trompeuse, aux factures de téléphone gonflées, à l’usage de pesticides, aux produits ali- mentaires nocifs pour la santé, aux spéculations de l’in- dustrie pharmaceutique. Ancien comptable, il traque et se moque des comptes truqués, des approximations fi- nancières et des déclarations mensongères. Et il fait mouche. Quand il ne fait pas carrément sauter la ba- raque des institutions dorées. Il sera le premier, en 2004, à annoncer au grand public la faillite scandaleuse de Parmalat, la multinationale de produits laitiers criblée de 12 milliards d’euros de dettes pour autant de chiffre d’affaires. Trois ans plus tard, il se rendra en personne à une assemblée générale de Telecom Italia pour en dé- noncer le monopole exorbitant.
L’homme ne fait pas seulement rire. Il fait réfléchir. Il fait s’indigner. Il dénonce en citant publiquement noms et prénoms, brandit à la télévision et dans la rue les preuves des délits contre lesquels il s’insurge. Auprès des Italiens, sa crédibilité est telle que lorsqu’il se trompe, quand les plaintes contre lui pleuvent, son image n’en est pas le moins du monde ternie.
L’affaire de Limone Piemonte aurait pu détruire sa carrière. Ce péché originel sera, au contraire, le point de départ à partir duquel il va commencer son extraordi- naire ascension politique. Car, selon les principes fondateurs du Mouvement 5 étoiles (M5S), créé par Grillo en 2009, sa condamnation, aussi ancienne soit-elle, lui interdit à tout jamais de se présenter à une élection. Une impossibilité qui le tient éloigné des institutions et du pouvoir. Mais qui le protège aussi des oppositions et des révoltes. Un choix peut-être raisonné, peut-être imposé, qui a donné forme à l’un des plus étonnants phénomènes politiques de notre temps.
Alors que son mouvement et ses hommes n’ont jamais été aussi proches du pouvoir, Grillo se présente toujours comme un général sans armée, un leader sans votes, un chef sans obligations ni devoir. A 69 ans, il règne par son seul pouvoir d’influence et d’orientation, à l’intérieur et en dehors d’un mouvement qui lui doit tout. Il détient un droit non écrit de vie et de mort (au sens politique) considérable sur son comité directeur, sur ses élus, sur ses principaux membres, sur ceux qui seront ministres du nouveau gouvernement « 5 étoiles ». Il a façonné de toutes pièces Luigi Di Maio, 31 ans, le « ragazzo » du Sud qui a aujourd’hui le plus de succès et de visibilité. Le jeune dirigeant national du M5S n’était qu’un modeste steward au stade de San Paolo de Naples avant de devenir l’un des hommes clefs de l’avenir de l’Italie.
Insaisissables, indéfinissables, imprévisibles : ainsi se présentent Grillo et son parti que très peu ont compris ou vus venir.
Episode 2
OÙ BEPPE GRILLO DEVIENT UNE IMMENSE VEDETTE GRÂCE À SES PROVOCATIONS POLITIQUES DANS LES ÉMISSIONS DE TÉLÉ
Au début des années 1980, Beppe Grillo ne jouit encore que d’une célébrité prometteuse ; il court le cachet dans les cabarets des banlieues de Parme, de Milan ou de Rome. A l’étranger, c’est un quasi-inconnu. On ne l’a guère vu que comme partenaire de Coluche dans Le Fou de Guerre, de Dino Risi. La libéralisation des ondes en Italie et l’explo- sion anarchique des chaînes de télé qui s’ensuit vont lui permettre d’accéder à une immense notoriété.
La révolution télévisuelle italienne commence par la mise en place de l’obscure règle de la « lottizzazione ». Une répartition des médias publics qui se veut équitable entre les plus importantes forces politiques : la première chaîne reflète l’influence de l’Eglise et sert les intérêts de la Dé- mocratie chrétienne (DC). La deuxième se retrouve entre les mains d’un courant du Parti socialiste italien (PSI), celui de Bettino Craxi, qui arrivera au pouvoir. La troi- sième, réservée au Parti communiste italien (PCI), est surnommée « Télé Kaboul » en référence à l’occupation de l’Afghanistan par les Soviétiques. La lottizzazione a un effet direct sur les journaux télévisés, les programmes de divertissement les plus importants, les contenus culturels, les nominations des dirigeants et, naturellement, les embauches de journalistes.
C’est la fin des années de plomb et des Brigades rouges. Les lois sur le divorce et l’interruption volontaire de grossesse accélèrent la libéralisation des mœurs. La société civile, qui souffre de la faiblesse et de la corruption atavique de l’Etat, perd ses repères. C’est à ce moment que surgit un certain Silvio Berlusconi, brillant entrepreneur immobilier milanais, à cette époque loin de la vie poli- tique, qui va tirer parti de cette révolution du divertissement et de l’information grâce à Canale 5 ou Rete 4. Des chaînes commerciales qui distancent la télévision publique dans la course à l’audience en recrutant des signa- tures brillantes du journalisme, en lançant des programmes à grand succès, souvent plus audacieux que ceux de la Rai… et en imposant le règne des gros seins et des blagues vulgaires sur les écrans familiaux.
Berlusconi utilisera le pouvoir de ses télévisions pour descendre dans l’arène politique, conquérir le pouvoir, défendre ses entreprises, faire plier les lois et les institutions selon ses intérêts, parvenant même à faire élire et à faire nommer ministres ses propres avocats. Trente ans plus tard, la triste prophétie de l’écrivain et humoriste Ennio Flaiano se sera réalisée : « L’Italie ne sera pas comme l’auront voulue ses gouvernements, mais comme l’aura faite la télévision. »
Pippo Baudo, grande vedette de ces médias populaires et commerciaux, aujourd’hui octogénaire, est alors l’une des plus influentes personnalités de la télévision italienne. Depuis des décennies, il présente le célèbre Festival de Sanremo, grand-messe de la chanson italienne, connu dans le monde entier. C’est un professionnel respecté, adulé du grand public, animateur virtuose des programmes du samedi soir et du dimanche après-midi. Il est aussi un habitué de la presse people depuis son ma- riage avec la célèbre soprano Katia Ricciarelli. C’est lui qui prend le jeune Grillo par la main pour le conduire sous les spots des plateaux de télé. Il lui suggère de modifier son nom – Giuseppe Grillo devient Beppe Grillo –, le lance dans des émissions à très forte audience, tel le pro- gramme de variétés du samedi soir Fantastico 7, auquel ont participé les meilleurs artistes italiens, et au Festival de Sanremo.
Grillo vole bientôt de ses propres ailes. Il raconte ses expériences de voyage dans des émissions comme Te la do io l’America et Te lo do io il Brasile. (« Je te la donne, moi, l’Amérique », « Je te le donne, moi, le Brésil »), qui suscitent un engouement sans précédent des téléspectateurs italiens. L’acteur comique appartient à une génération d’artistes génois vénérés des téléspectateurs : Gino Paoli (l’auteur d’Il cielo in una stanza – Le Ciel dans une chambre –, repris avec succès par Carla Bruni), Fabrizio De André (le Jacques Brel italien), Luigi Tenco, le chan- teur-compositeur qu’aimait Dalida et qui se suicidera à Sanremo. Des personnalités très différentes qui s’affir- ment dans des contextes divers, mais partagent les mêmes sentiments, la même colère devant la conster- nante vie publique italienne. Sans souvent savoir quelle forme donner à leur révolte. Grillo n’est pas allé à l’université, mais il a appris la comptabilité. Il sait lire les chiffres. Il est intelligent, informé et suffisamment cultivé pour donner de plus en plus de poids à ses dénonciations, ravageuses pour tous les pouvoirs.
Il n’hésite pas à s’en prendre frontalement et nommément aux hommes politiques. Il accuse le Premier ministre Craxi et les socialistes de n’être qu’un parti de voleurs et de corrompus. Il détaille pour le grand public l’ignoble collusion entre politiques, banquiers et appareils d’Etat dans ce que l’on a appelé le « scandale de la P2 », la loge maçonnique qui, dans les années 1980, fut au centre de sombres affaires financières et criminelles.
A la lueur de ces années tumultueuses, il serait donc simpliste de définir Beppe Grillo comme un comique entré en politique ou comme un politique ayant des qua- lités de comique. Le phénomène Grillo est l’expression d’une Italie confrontée à de profonds changements, qui mêlent mouvements sociaux, avancées culturelles et nouveaux médias.
Grillo se positionne dans le sillage des mouvements de rébellion des années 1960 et 1970. Il se présente comme un barrage culturel aux processus de réaction, au conservatisme et aux tentatives, ratées, de changements autoritaires entrepris par les pouvoirs politiques et économiques. Le phénomène Grillo se nourrit des deux Italie, celle qui change et celle qui se ferme. Un pays qui se modernise dans ses coutumes et son économie, mais de- meure prisonnier de consensus archaïques, de la sélec- tion des classes dirigeantes, de l’emprise des partis sur la société civile, du conformisme et de la censure. Grillo tire sa force du dégoût qu’inspire l’Italie des mafias, de la corruption politique, des assassinats de magistrats…
Avec l’opération « Mains propres », beaucoup d’Italiens rêvent de l’avènement d’une « Deuxième Répu- blique », d’un système politique plus sain et plus mo- derne. Mais que ce soit à la fin du XXe siècle ou au début du XXIe, la reconstruction d’un consensus majoritaire est de plus en plus difficile pour la gauche réformiste. L’élection de Berlusconi et le « ventennio » (lesvingt ans) qui commence ne feront que renforcer le rejet de toutes les institutions.
Tout au long de sa carrière decomique, Grillo, dans ses spectacles, imagine ce qui se produira
plus tard : hommes politiques traînés devant les tribunaux, démissions massives de ministres,leaders publiquement exposés aux moqueries, dans une vague de justicialisme et de jacobinisme dont les conséquences se feront longtemps sentir. Ses plaisanteries à propos des socialistes sont inscrites dans la mémoire collec- tive italienne. Un jour, il raconte avoir frappé à la porte du président du Conseil Bettino Craxi : « On m’a volé ma mobylette, j’ai pensé que vous étiez au courant. » Une autre fois, évoquant une visite officielle en Chine, il explique que le même Craxi, à qui les Chinois déclarent « Ici, nous sommes tous socialistes », leur répond : « Mais alors, qui pouvez-vous voler ? »
Ce vitriol qu’il projette sur les caciques lui vaut d’être banni de toutes les télés. Entre 1986 et 1993, Beppe Grillo est boycotté par la Rai. Peu lui importe : c’est sur scène qu’il triomphe. Les théâtres et les places où il se produit sont bondés. La ferveur populaire va croissant, chauffée à blanc par ses spectacles Un Grillo per la testa (Un grillon en tête), Apocalisse morbida (Douce apocalypse) ou Cervello (Cerveau). Grillo est encensé parce qu’il attaque la « caste » politique. Il est désormais perçu comme un porte-voix par ses compatriotes que les gouvernements n’entendent plus. Grillo est citoyen consommateur, citoyen usager des services publics, citoyen parent, citoyen épargnant avant d’être électeur. Et comme tout Italien a toujours de bonnes raisons de se plaindre, Grillo apparaît comme un véritable héros de notre temps, un chevalier blanc, une sorte d’Erin Brockovich avec une longue barbe, des cheveux bouclés et ébouriffés, de plus en plus blancs.
Grillo lui-même révèle dans de nombreuses interviews les pressions qu’il subit de la part des dirigeants de la Rai, leurs tentatives de l’adoucir et de le faire rentrer dans le rang. Il est le premier à dénoncer de façon très ef- ficace les méthodes modernes de manipulation de l’infor- mation. La censure est plus subtile, enveloppante. Elle ne s’appuie ni sur la torture ni sur
le licenciement, mais sur la désinformation ou la rétention d’informations, prévient-il. Grillo fulmine : « Il y a une overdose d’informations, mais personne ne nous informe vraiment. Aujourd’hui nous sommes gavés par des Pravda que nous prenons pour des Washington Post. Mais si la cen- sure s’est faite plus habile, l’éviter est plus difficile qu’autrefois. Le problème, ce n’est plus moi, mais ce que je repré- sente avec mes plaisanteries et mes attaques contre l’industrie automobile, les escroqueries scientifiques, la consommation, la publicité, les prix Nobel achetés… En Italie, on peut tout dire sur le président de la République, mais si tu touches à un fromage, on te raye de la carte. Dis ce que tu veux, mais ne touche pas au chiffre d’affaires
des entreprises. »
En vérité, le business compte aussi pour Grillo. Il achète des appartements, des villas, des motos, des yachts ; il divorce et se remarie, il a quatre enfants. L’aînée, Luna, a parlé dans une interview de l’avarice proverbiale de son père. Un radin, en somme, comme sont supposés l’être les Génois. Mais on sait que Grillo doit aussi payer des avocats pour ses procès et pour arranger ses pro- blèmes avec le fisc.
Son choix d’être toujours excessif, toujours provoca- teur et politiquement incorrect, le conduit à employer un langage cru qui ne lésine pas sur les insultes et les obscénités. Il ne respecte rien, ni personne. Qu’il s’agisse du pape ou d’un Prix Nobel, comme Rita Levi-Montalcini, « vieille pute primée grâce aux industries pharmaceutiques ». Les journalistes qui osent le critiquer ou mettre le nez dans ses affaires figurent parmi ses cibles et il ne se prive pas non plus de faire des plaisanteries de mauvais goût sur les homosexuels. Berlusconi, son ennemi éternel, a rappelé qu’à l’époque de ses apparitions dans les programmes de Mediaset (les télés berlusconiennes), Grillo préférait se faire payer au noir, en argent liquide, avant de prétendre qu’il blaguait : il est vrai que le fisc peut poursuivre aussi bien celui qui touche de l’argent sans le déclarer que celui qui paie… A force de se frotter aux hommes politiques, il était inévitable que Grillo en devienne un. Il l’est devenu. Mais en choisissant un itiné- raire très personnel.
Episode 3
OÙ BEPPE GRILLO S’APPUIE SUR LE NUMÉRIQUE ET LES BRAVADES POUR CHAMBOULER
LA POLITIQUE ITALIENNE
« Dans le prochain spectacle, j’ai décidé de faire de la politique moi aussi », écrit Beppe Grillo dans la postface d’un essai de 2004 (Régime, histoires de censures et de mensonges dans l’Italie berlusconienne, édité par Rizzoli et rédigé par d’importants journalistes, dont certains vigoureux opposants du Cavaliere). « Faire de la politique, poursuit-il, sans me présenter aux élections. Je l’ai fait au théâtre. Maintenant je veux combiner théâtre et Internet. Pour faire de la politique sans intermédiaires, sans hommes politiques. Ils sont obsolètes, superflus, des cadavres ambulants. Ils ne représentent plus personne, même pas eux-mêmes. Je lance un mouvement politique qui veut faire bouger 1 million de personnes pour qu’elles expriment la fureur qu’elles portent en elles… Je veux voir combien de temps les hommes politiques pourront l’ignorer et, surtout, comment ils pourront le censurer. »
Déjà, le programme, le sens du mouvement, sa stratégie, sa méthode, sont écrits. Avec son intuition démoniaque, Grillo prévoit tout ce que la révolution numérique va engendrer dans les années qui vont suivre. Et pourtant, en dépit du monstrueux succès populaire du comico, presque personne ne réussit à mesurer la dimension prophétique de ce qu’il nomme son nouveau
« spectacle ». L’establishment politique et économique ne le comprend pas, même en étant le bouc émissaire principal de la nou- velle bataille de Grillo. Faire sauter le système…
La gauche ne le comprend pas et, en vérité, n’a toujours pas compris, aujourd’hui, les nouveaux modèles de communication, les nouveaux comportements des jeunes, les nouveaux besoins des plus faibles, inévitablement plus exposés aux sirènes du populisme, plus pénalisés par les questions non résolues de sécurité et d’immigration, angoissés par l’avenir parce que frappés par la globalisation et la crise financière internationale. Une crise italienne profonde rendue encore plus dramatique par les problèmes du Mezzogiorno italien [le Sud, NDLR], où prospèrent les mafias, la corruption, le clientélisme politique, et d’où les jeunes continuent à émigrer pour chercher fortune au nord et dans les capitales euro-péennes.
Internet est donc l’arme létale que Grillo va utiliser avec rouerie et intelligence contre ceux qu’il dénonce. Son blog, BeppeGrillo.it, recueille des centaines de milliers de contacts. Ses opinions, ses dénonciations, ses analyses sont reprises par les journaux, relancées par les télés, par- tagées sur Facebook. L’effet démultiplicateur d’Internet est énorme, et le climat social et politique nauséeux de l’Italie l’amplifie encore. Le blog est aussi un site commercial qui fait la promotion de livres, de vidéos, de manifestations, et encaisse des euros.
Au fil des années, le langage et les batailles de Grillo se modifient et s’amplifient, tout en laissant de la place à des contradictions évidentes et à des polémiques. Grillo a de plus en plus l’apparence et le comportement d’un gourou, d’un grand prêtre qui accuse tout et tous, l’Eu- rope et la mondialisation, les multinationales et la pollution atmosphérique, les travaux publics ou les vaccins obligatoires. Grillo vilipende de plus en plus fort l’establishment. Jusqu’à propager l’idée d’un projet de démocratie directe qui balaierait la vieille politique et s’appuierait sur de nouveaux instruments de sélection de la classe dirigeante pour la renouveler de fond en comble. Le Web, tel un nouvel évangile, remplacera les partis, assurera la participation des citoyens, orientera les choix et les inté- rêts de la collectivité, gouvernera les villes et donc mènera le pays sur la juste voie. Référendum, consultations en ligne, approbations et rejets de projets, choix des candidats aux élections municipales et nationales. Et ainsi de suite. Vox populi, vox Dei.
C’est à ce moment de son combat politique que Beppe Grillo rencontre son plus habile allié, Gianroberto Casaleggio, un génie de la communication en ligne, avec diverses expériences dans des entreprises d’informatique et de télécommunications, comme le géant Olivetti.
Casaleggio, décédé prématurément en 2016 (et remplacé depuis par son fils Davide), s’occupe personnellement du blog de Grillo. Il crée la Casaleggio Associati, où se croisent divers experts et consultants internationaux dans les secteurs de la finance et de l’informatique. Cette armada occulte sera un soutien décisif quand Grillo lancera, en 2007, son premier V-Day, autrement dit le « Vaf- fanculo Day » (qu’on peut traduire par « Allez tous vous faire foutre »), un hurlement vulgaire, collectif et phénoménal, qui va s’élever dans les rues d’Italie contre les politiques, la corruption et le système des partis. Le V-Day est le prélude à la création du Mouvement 5 étoiles et de la « plate-forme Rousseau ». Une plate-forme en ligne, connectée au blog de Grillo, qui relie élus et militants. Une forme de démocratie directe, en temps réel, à l’origine de toutes les décisions du Mouvement. Désormais, Grillo détient une machine infernale qui va déstabiliser la vie politique italienne et ébranler l’Europe tout entière.
Episode 4
OÙ, ÉLECTION APRÈS ÉLECTION, BEPPE GRILLO ET SON MOUVEMENT S’IMPOSENT
DANS LES URNES ITALIENNES
Grâce à Casaleggio, l’utopie digitale, à mi-chemin entre La Cité du Soleil [écrit en 1602 par le moine Tommaso Campanella, NDLR] et Facebook, est réalisée. Le Mouve- ment 5 étoiles s’impose comme une réalité du panorama politique italien et européen, et la plate-forme Rousseau, comme son instrument de gouvernement et de lutte. Beppe Grillo maintient le doute sur son contrôle. Il en se- rait le pilote, mais n’en tiendrait pas le volant. Il décide, approuve, choisit, refuse, désigne, mais, officiellement, tout est discuté et filtré sur Internet par le biais de la mystérieuse plate-forme Rousseau. Le M5S étoiles s’agrandit, conquiert Parme, Livourne, Turin et même Rome.
En 2013, coup de tonnerre. Le M5S obtient 25 % des votes aux élections. La création de Grillo recueille des voix multiples, d’une façon transversale par rapport aux partis, aux classes sociales, aux idéologies – qui fonctionnent de manière pyramidale. Conséquence, son projet de gou- vernement apparaît complexe, mouvant et contradic- toire. Et le personnel politique chargé de son application, hétéroclite et désuni. Dans la confusion qui s’installe, plus que jamais la parole de Grillo, le non-chef, reste la plus influente et la plus écoutée. Même si ce non-chef n’est pas à l’abri des contradictions.
En Europe, le M5S se rapproche de Nigel Farage, le leader des eurosceptiques anglais. La maire 5 étoiles de Rome Virginia Raggi impose que Rome renonce à la can- didature aux Jeux olympiques. Ses préoccupations environnementalistes poussent le mouvement à se pronon- cer contre les grands travaux du TAV (TGV en français) entre Turin et Lyon, qui ont déjà obtenu des finance- ments européens et l’approbation des gouvernements français et italien. La Casaleggio Associati tire tous les fils et coordonne l’avancement, gère l’information interne et externe du M5S, s’occupe des affaires, des intérêts et des publications de Grillo, organise les primaires des candi- dats et est accusée par ses adversaires de propager des fake news…
L’omniprésente plate-forme Rousseau apparaît comme un levier de gestion démocratique au sein d’un mouvement qui n’a pas de structure, pas de planification, pas de comité stratégique, qui n’est pas et ne veut pas être un parti. Mais continue à avoir un chef, Grillo, qui, comme il le dit lui-même, n’a jamais été inscrit nulle part, même pas chez les scouts.
Face à ce désordre, ce qui reste des partis et de l’esta- blishment se réveille. Tardivement, la classe dirigeante italienne comprend que Grillo n’est pas juste un simple comique et que le Mouvement 5 étoiles n’est pas une armée désordonnée et velléitaire qui ferait semblant de changer le système : il représente une menace sérieuse ca- pable de faire imploser la société italienne. Dans une ultime contre-offensive, Matteo Renzi, le jeune leader du Parti démocrate (PD), secoue le vieux groupe dirigeant postcommuniste et réussit à se présenter comme le champion d’une gauche réformiste, libérale, européenne. Certains voient en lui un nouvel Emmanuel Macron. Mais Renzi n’a pas derrière lui le système politique et institu- tionnel indestructible de la Ve République française, qui le soutient et lui garantit la stabilité de son gouvernement et de sa majorité.
Le jeune Premier ministre lance, dans un baroud désespéré, une réforme constitutionnelle qui simplifie- rait le système italien à bout de souffle et permettrait enfin de gouverner le pays. Il s’y prend de manière maladroite en organisant, le 4 décembre 2016, un référendum qui se transforme en un vote sur sa personne. Il perd. Contre cette réforme s’est coalisé un camp poli- tique hétéroclite, allant de Berlusconi à l’extrême gauche, et incluant des représentants de l’establishment économique, comme l’ex-Premier ministre Mario Monti, qui n’ont pas confiance en Renzi. Beppe Grillo est bien sûr au premier rang de ceux qui s’opposent à Renzi. Même si on retrouve dans la réforme constitutionnelle soumise aux électeurs nombre de propositions préconi- sées dans son blog : réduction des privilèges et des rentes viagères des politiques, lutte contre la corruption, réduction du nombre de parlementaires, abolition du Sénat.
La défaite de Renzi ouvre la crise au sein du PD, éloigne pour longtemps les espoirs d’un parti ré- formiste majoritaire et remet au premier plan de la vie politique les composantes protestataires du Mouvement 5 étoiles. Le système électoral et la crise du pays les favorisent. La victoire est désormais toute proche. Le succès de Beppe Grillo va dépasser toutes les prévisions.
Episode 5
OÙ BEPPE GRILLO DEVIENT LE PATRON OFFICIEUX DE L’ITALIE ET FAIT VACILLER LA CONSTRUCTION EUROPÉENNE
Le charisme de Grillo et le génie informatique de Casaleggio ont transformé les élections italiennes du mois de mars 2018 en un cataclysme politique pour les partis traditionnels. Le M5S, devenu le premier parti du pays avec 33 % des votes, est désormais solidement installé au cœur du pouvoir politique.
Pour gouverner, le Mouvement s’est allié avec la Ligue du Nord, le parti anti-européen et ultranationaliste (com- parable au Front National), dirigé par Matteo Salvini. En échange de sa participation, ce dernier a obtenu le poste de ministre de l’Intérieur et promis d’expulser tous les mi- grants. Luigi Di Maio, le bras armé de Grillo, a obtenu le poste, moins polémique, de ministre du Développement économique.
Les deux hommes encadrent Giuseppe Conte, le nouveau Premier ministre. Un inconnu aux titres uni- versitaires douteux, lui aussi étroitement lié au M5S. Grillo, qui continue ses spectacles de comique, s’est officiellement retiré de la vie politique à l’automne 2017.
Pendant la crise des dernières semaines, l’homme s’est tu. Mais il a envoyé ses troupes villipender le président de la République pour avoir empêché la naissance du premier gouvernement de la nouvelle époque des 5 Etoiles. Son fidèle Luigi Di Maio a demandé l’impeachment, ignorant que le chef de l’Etat n’a fait qu’appliquer un droit donné par la Constitution : approuver le choix des ministres.
Le succès et les propositions du M5S ont pour effet, actuellement, de paralyser la vie politique du pays. A l’horizon se profile ce que Grillo désire depuis toujours : faire sauter
le système. Difficile de savoir comment il va se comporter. Non parce que, suivant les mauvais clichés, Beppe Grillo serait un produit de la commedia dell’arte, mais parce que son M5S est une for- mation politique aux contours complexes, contradictoires et, par certains aspects, très dange-
reuxpourlepays.
Le refus de se doter, du moins jusqu’à aujourd’hui, d’une structure de direction solide à la hauteur de son immense force électorale expose le Mouvement à des accusations d’improvisation, de dilettantisme, d’irresponsabilité. Au sein de la « créature » de Grillo, le pouvoir est partout et nulle part.
L’attelage baroque et instable que constituent l’extrême droite et l’extrême gauche italienne préoccupe également les capitales européennes.
Face aux financiers internationaux, les promesses électorales des deux alliés apparaissent dangereusement irréalistes. Baisser les taxes, revoir la réforme des re- traites, assurer un revenu de citoyenneté… Il y aurait déjà de quoi s’inquiéter s’il n’y avait pas, en plus, l’énorme dette publique du pays (132 % du PIB) avec, à sa suite, le risque pour l’Italie, en cas de conflit avec Bruxelles, de s’exposer à la spéculation des marchés financiers.
Le seul espoir serait qu’apparaisse rapidement une nouvelle classe dirigeante fiable, ou que le Mouvement ait maintenant recours à des énergies, à des personnalités et à des expériences externes pour que le nouveau gouvernement se révèle finalement plus réaliste et efficace qu’on ne le prédit, et capable de maintenir l’alliance et les liens traditionnels avec l’Europe. A moins que ce ne soit le fait d’une nouvelle formule magique issue de la plate-forme Rousseau… Ce serait une nouvelle victoire de Beppe Grillo. Mais pour l’Italie ? M. N.
Pubblicato su L’Express, il 6 giugno 2018
https://www.lexpress.fr/actualite/monde/beppe-grillo-le-fou-faiseur-de-rois_2012781.html